Les autres savent ; moi, je cherche.

samedi 22 mars 2008

Penser la mort

Hier, Embruns a publié un billet sur le manque d'idée de la blogosphère francophone, il aimerait que des sujets de qualité soient plus souvent abordés par les blogs français. Son expérience particulière le rend sensible au problème de la mort assisté ; il a fait un post relatif au cas de Chantal Sébire et un autre relatif au cas d'Hervé Pierra.
Dans un premier temps son post m'a agacé, pourquoi faut-il que le blogosphère erre sur les hauteurs? Si tout le monde se met à penser, ça va être joli. D'ailleurs, sur le sujet, il n'y a que quelques positions possibles. On est pour, avec des arguments, contre, avec d'autres, ou on se sauve en courant (moi). Tous les arguments évoqués sont toujours bons, dans tous les cas, ce qui rend le problème difficile.
Je ne sais pas si je suis pour - ou contre, mais je me suis couchée en y pensant et réveillée de même.
Pas du tout dans un état sympathique.
Voilà ce que ça m'évoque, à moi, dans ma vie à moi, et je suis incapable de digresser sur ce que le législateur devrait faire ou pas.
Ma mère était malade ; elle a eu des problèmes de santé toute sa vie et ils ont fini par devenir sa vie même. Elle se considérait elle-même comme une combattante de la maladie. J'ai acquis progressivement une horreur écoeurée et un dégoût profond de cette attitude, qui me semblait une pose - avait-elle une sorte de névrose qui la maintenant dans sa maladie? je ne sais.
Quoiqu'il en soit, aux alentours de la quarantaine, la mort la préoccupa suffisamment pour qu'elle en parle constamment. Elle me parlait de sa mort, et me confiait son horreur d'une vie à l'hôpital, diminuée et affaiblie. Et, naturellement (je dis naturellement car c'est devenu pour moi un lieu commun que d'entendre exprimée cette idée), elle se mit à répéter : "pas question que je finisse comme ça !!!" chaque fois qu'elle passait devant une personne en fauteuil roulant, ou diminuée de quelque façon que ce soit. "Si je suis comme ça, faut m'achever, hein?" disait-elle, et nous en parlions de temps en temps, à table, pendant le repas.
J'avais 14 ans et j'étais d'accord avec elle. ça me paraissait simple, et en outre j'étais habituée à obéir à ma mère. Aucun souci. Je pensais aux solutions, oui, j'y réfléchissais, je me faisais confiance, je me disais que j'irais faire un casse dans une pharmacie pour me procurer les substances nécessaires (j'avais 14 ans, beaucoup d'imagination et peu de pragmatisme).
Au fil du temps, en y repensant, l'idée me parut plus grinçante. Mon imagination m'aidait à me représenter la chose. Il faudrait que je fasse une piqure, peut-être. Pincerai-je la peau? Ou pas? Je me visualisais, pinçant la peau décharnée de ma mère, et plantant l'aiguille. Intramusculaire ou intraveineuse? Je ne pensais pas, autour de moi, à une ambiance médicale, je me voyais faire cela dans le salon, ou dans sa chambre. La scène devenait difficile à faire vivre en moi, et je l'écartais de ma pensée.
Mes rapports avec ma mère n'étaient pas bons. Elle était autoritaire et indiscrète. Un jour, je me disputai violemment avec elle, et je lui demandais d'oublier que j'étais sa fille. Cela me paraissait tout simple. Il n'y avait qu'à la gommer de ma vie, cette ombre douloureuse et étouffante, et tout irait mieux. Je m'aperçus qu'on ne peut pas gommer sa mère de sa vie. Même si je ne lui parlais plus, elle était toujours là en moi, odieusement présente. Je m'aperçus aussi qu'elle m'aimait, ce dont j'étais venu à douter, d'un amour insupportable et dévorant, mais qu'elle m'aimait.
Trois mois plus tard, je tombai malade, et passai cinq jours dans un semi-coma artificiel. Le lendemain de mon réveil, elle était à mon chevet, et la première chose que je lui dis (bêtement) fut : "C'est arrivé pour me punir de m'être disputée avec toi".
Mes pensées relatives à la mort de ma mère prirent un tour plus technique. A l'hôpital, j'étais percée de tubes et de perfusions. Je compris que je n'aurais pas à toucher sa peau si je devais lui faire une piqûre. Il suffisait d'introduire une seringue dans un tube. Et si quelqu'un de fou m'avait fait ça à moi, à l'époque? Il aurait, alors, été si facile de me tuer : je ne pouvais même pas me lever seule, je n'aurais même pas vu qu'on introduisait cette substance dans tous les tuyaux dont j'étais perfusée;
Et puis tout d'un coup, en y repensant, je décidai que même si l'occasion se présentait, même si elle me le demandait, je ne tuerais pas ma mère si elle me le demandait. Je ne pourrais pas, me dis-je. Une culpabilité atroce roderait sur moi. J'avais déjà trop pensé, au fil du temps, à la mort de ma mère, j'avais déjà trop réfléchi à la chose, il fallait abandonner cette idée, il fallait cesser d'être hantée par cette question. Voilà. C'était décidé. Je ne l'aiderai pas à mourir. Je pleurerai. Je souffrirai. Mais ce serait tout.
Mais ce n'était pas tout. Je continuai d'y penser, et je changeai encore d'avis. Je décidai d'attendre et de voir comment les choses allaient évoluer. Il y a des décisions qui se prennent dans un contexte.
Un jour, une des nombreuses maladies de ma mère se réactualisa. Il fallut passer des examens. Elle passa des examens.
Elle m'appela ensuite. Un soir. C'était un cancer, et elle en avait pour quinze jours. Elle était dans telle clinique, et attendait une place en soins palliatifs. Je n'avais pas besoin de me presser, mais ce serait bien que je vienne, puisqu'elle allait mourir.
Je compris que le jour était arrivé, ce jour qu'elle attendait depuis si longtemps, et dont elle me parlait tellement : le jour de la mort. Celui qu'elle redoutait. Je pensais qu'au moins, 15 jours, elle ne serait pas diminuée, puis mes propres pensées m'effrayèrent et je me dis : que doit-on penser quand sa mère vous appelle pour dire qu'elle va mourir? Quelles pensées autorise-t-on? Quelles pensées interdit-on? Elles montent, un peu partout, d'on ne sait où. On ne savait même pas qu'elles étaient là, elles viennent, tourbillonnent autour de ce que l'on croit être, de notre personne sociale, et elles la font danser une danse sinistre qui ne ressemble à rien. Je mourais déjà un petit peu. Que faire? où aller? je ne savais plus penser tant des nuées violentes agitaient mon esprit.
Puis j'accrochai un petit fil : partir. Petit fil simple. Une idée fixe : autour, la tempête, au milieu, partir. Le contexte était un peu particulier, seule, à l'étranger, liquide suffisant pour trois jours, pas de carte bleue prise par mon mari parti à l'étranger (dans un autre étranger) pour trois jours. Les choses n'arrivent jamais avec ordre. Des amis me prêtèrent du liquide, un avion partaient six heures après dans l'aéroport qui se trouvait à un quart d'heure de chez moi, je m'envolai.
J'arrivai à six heures, à Paris, on vint me chercher, embouteillages, j'appelle ma soeur, elle ne peut pas me passer ma mère, je rappelle, elle ne peut plus me passer ma mère. Pourtant les voitures autour de moi sont toutes semblables, le ciel est gris, habituel, la terre ne s'est pas arrêté de tourner.
J'arrive dans la clinique, on ne veut pas que j'entre, c'est le soir, je dis que je viens de loin en avion pour voir ma mère morte, je suis prête à casser tout pour entrer, on me fait entrer, je monte, je vois ma mère, elle est morte, c'est elle sans être elle, un rictus lui déforme la bouche :elle est morte en étouffant. En la voyant je me suis mise à hurler dans un sorte de grand silence blanc, et j'ai entendu des voix qui disaient que je faisais une crise de nerfs ; je ne crois pas, mais il me semblait que le moyen le plus opportun de m'exprimer à ce moment était de hurler : la subtilité et les finasseries du langage articulé ne convenaient pas à mon état d'esprit du moment : le hurlement seul avait un sens.
Deux jours après, je reviens, elle n'est plus dans la chambre. Pour nous emmener voir son corps préparé, il faut descendre un escaliers, un escalier qui n'en finit pas, murs blancs, lisses, neutres, malgré tout comme cette descente n'en finit pas, je crains en bas d'ouvrir une porte et de tomber sur les enfers, Charon Cerbère, le Styx que j'imagine puant. Mais l'ultime porte ne donne pas sur le Styx, mais dans un parking. Une porte mène à un dédale de petites pièces, ma mère est dans l'une, on a mis un bandage très serré autour de sa machoire pour la maintenir fermée.
Le jour de l'enterrement nous allons la chercher. Une petite partie du parking est close, par une porte KZ et quand on entre, à côté des voitures, il y a ma mère dans son cercueil. De l'autre côté, les voitures. Et là, ma mère morte. ça sent les produits chimiques et l'essence.
Est-ce que j'aurai pris la décision de l'aider à mourir si elle me l'avait demandé? Dans les derniers moments je m'étais dit que oui. J'avais mis en balance ma culpabilité potentielle et ma capacité à dire non et ma culpabilité avait été moins forte.
Pourquoi ai-je écrit ça? je n'en sais rien. Pour me débarrasser des images qui tournoient dans ma tête depuis hier.
Nous avons un problème avec la mort, c'est que je m'étais dit en arrivant dans le parking.
Du coup, un autre souvenir, réactualisé par tout ça.
Cela se passe dans un autre pays (ça se passe toujours dans un autre pays). j'y ai une baby sitter sri lankaise. Elle m'adore, parce que je lui file une prime à Noël. Du coup, elle me fait pénétrer dans son intimité et elle me montre des photos de son mari. Petit détail, son mari est mort. Elle me montre donc les photos de l'enterrement. Je bloque un peu pour les regarder.Il y a plein de gens, habits multicolores, comme dans les films indiens, des fleurs, des tables, des chaises, de la nourriture, et le mort. On voit ma baby sitter en larmes, entourée de gens qui la soutiennent. On la voit aussi en photo de groupe, comme pour les mariages ; avec ses frères, avec ses soeurs, avec ses beaux frères, avec ses belles soeurs. J'avais été un déconcertée et un peu choquée : c'était une fête, ou un enterrement?
Mais aujourd'hui, je sais que j'aurais préféré que ma mère morte ait été exposée au milieu des fleurs, dans un jardin, au milieu peut-être d'une foule de gens, non pas ses amis, ma mère avait très peu d'amis, mais de relations sociales, ou de mes amis à moi. Une sorte de dernier adieu à la vie, au milieu de la vie.
Je n'y avais pas pensé. Jamais. Je n'avais rien prévu pour l'enterrement. Et, lorsque les évènements ont eu lieu, j'étais, et nous étions tous, dans un état d'abattement qui ne nous a pas permis d'anticiper les choses. je n'avais jamais pensé jardin, ou fleurs, ou pas jardin et pas fleur. Je n'avais pensé à rien, et aucun lieu véritablement beau n'existe pour donner à ce dernier hommage une tenue particulière, sauf peut-être si l'on est richissime. Je ne sais pas comment font les autres. Les enterrements ont-ils toujours cet air de se faire à la sauvette? Comme si la mort était une honte? Alors qu'elle est l'issue inéluctable du temps que nous passons sur terre?
Il me semble que nous devrions réfléchir, nonpas seulement à l'aide à mourir, sujet sur lequel mon esprit bute totalement et se refuse à avoir une opinion définitive, mais à la mort : pour l'instant c'est un sujet caché, tabou, alors qu'elle est l'un des deux affaires véritablement commune à tous les hommes, avec le sexe.
J'admire ceux qui savent : qui savent qu'il faut autoriser les médecins à faire mourir, et comment, et ceux qui savent qu'il ne faut pas. Je comprends ceux que l'expérience vécue, quelle qu'elle soit, à mener à se forger une idée sur le sujet. Moi, je ne sais pas. Une sidération mentale bloque ma réflexion sur le sujet.
Quelques témoignages intéressants sur le sujet, pour aider un lecteur éventuel à rejoindre le camp de ceux qui savent.

Tara, une commentatrice de Koz.
Le cas évoqué par Laurent Gloaguen, d'Hervé Pierra.
Koz.
Et pour finir, une lecture suggérée, si ce livre se trouve encore, car pour moi il évoque parfaitement le sujet, ou ses conséquences à moyen terme : L'étoile de ceux qui ne sont pas nés, de Franz Werfel. Il s'agit d'une société future (évoquée par un ami de Thomas Mann et Hermann Hesse, juif allemand qui vivait à une époque où la question de l'élimination des inutiles s'est posée) qui élimine, très proprement, courtoisement et urbainement, ses vieux (à partir de quel moment la vie ne vaut-elle plus la peine d'être vécue en l'état?). (Je l'ai lu il y a au moins vingt ans, mes souvenirs sont flous, mais on y trouve des interrogations communes avec le Jeu des perles de verres).
Je suis parfaitement consciente de ce que ce post n'apporte rien au chmilblick, mais à force de retourner les couteaux dans les plaies, ça saigne un peu.

Et avoir fait autant d'études pour rédiger aussi peu structuré, merde. Il y a gâchis.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Non, non. Vous n'avez à vous excuser en rien. C'est le post le plus fin que j'aie lu sur le sujet, peut-être justement parce qu'il se refuse au confort d'une positions générale.

Anonyme a dit…

Merci de m'avoir donné à partager [et à méditer sur] votre réflexion sur ce thème essentiel.

Mais vindiou que cherché-je?

Justement, nous touchons là au fond de mon problème : je ne sais pas ce que je cherche. L'objectif de ce blog est de me faire écrire, pour améliorer progressivement ma prose, car je n'ai que peu de temps ; l'autre objectif, de parler de tout et de rien - surtout de tout.